CHAPITRE VIII

 

« Il y a longtemps déjà que tout a été dit ; tout ce qui a vraiment de l’importance. Le reste, ce que nous appelons évolution, progrès, cette agitation brouillonne qui nous a conduits aux confins du cosmos, le reste n’est que futilité…

« Nos angoisses, nos interrogations, sont restées inchangées depuis le début de l’humanité ; nos réponses également. En étudiant l’histoire de mon espèce, j’ai le sentiment de regarder un pendule qui oscille inlassablement, décrivant un mouvement identique à celui lancé il y a des millions d’années.

« J’en suis venu à croire que chaque homme possède la même capacité de compréhension inconsciente, le même chemin vers la vérité dissimulé par le brouillard des illusions du temps et de la matière. Nous croyons recevoir des informations du monde extérieur, mais nous possédons déjà ces informations et le monde extérieur n’existe pas… Nos découvertes, nos gourous, nos révélations sont des jalons imaginaires issus d’un univers rêvé ; et la vie n’est rien d’autre qu’un voyage vers le centre de notre esprit. »

 

Le cycle des civilisations, Marok Ravon

 

Stanley s’accroupit sur l’herbe épaisse de la grande prairie constellée par les couleurs vives de l’été. Le ciel était très pur, et le Sven voyait se détacher à l’horizon les collines boisées de Fayano Bundadaya. Les rayons rouges du soleil chauffaient agréablement sa peau, et il se sentait un peu enivré par les parfums des millions de fleurs qui l’entouraient. Juste en face de lui, à une trentaine de pas, Alifu Orombo s’était installé en position de méditation, et il formait au milieu de la féerie chromatique de l’azur bleu profond qui rencontrait le gazon vert tendre enrichi d’une profusion de rouges, de mauves, de jaunes, et des taches mouvantes et irisées des insectes butineurs, une étrange ombre noire et blanche…

Stanley vivait désormais à Fayano Bundadaya, dans la maison ovale, avec Aoni. Depuis sa première nuit passée auprès de la chanteuse, il avait complètement abandonné les exercices rigoureux destinés à endurcir son corps et maintenir ses sens affûtés et son esprit en éveil, comme il se devait pour un maître du cinquième cercle. Pourtant, il n’avait jamais ressenti auparavant une telle harmonie physique et mentale avec l’univers ; il éprouvait un amour intense pour les choses et les êtres… Ce matin-là, il avait rencontré Alifu Orombo, et le vieil homme lui avait simplement dit :

« — Aujourd’hui, tu es prêt… »

Puis le suprême chanteur l’avait emmené jusqu’à cette vaste prairie multicolore et odorante, lui avait demandé de réaliser l’état de vide intérieur pratiqué par les maîtres du quatrième cercle lorsqu’ils désiraient se couper du monde, et d’essayer de glisser en même temps vers la transe de perception extra-sensorielle du cinquième cercle, pour atteindre un niveau de conscience différent, Toroko Lodangui, le troisième corps, le plan d’existence le plus achevé. Stanley avait alors compris que le vieil homme voulait lui faire découvrir le Kamunga Nagué et accomplir avec lui Oko Yedonka, la transe télépathique des maîtres supérieurs…

Stanley trouvait étrange le choix du moment et du lieu. Depuis des mois, il n’exerçait plus les extraordinaires pouvoirs que les Kreels lui avaient enseignés, et sans doute ses facultés s’étaient-elles émoussées. Il aurait également préféré passer l’épreuve dans une des cellules monacales de la cité de pierre, nues et sans lumière, où aucun stimulus externe ne pouvait perturber sa concentration. Mais l’ancien mercenaire se souvint de ce que le maître lui avait confié près d’un an auparavant, à l’ombre d’un vieux pin tordu, unique îlot de verdure au milieu d’un océan de roc noir et sec :

« — Sunga Tsonko est le cercle le plus difficile à obtenir… Mais paradoxalement, il ne demande aucun effort… Il suffit de s’ouvrir, de se décontracter, de laisser couler en soi le flux de la vie et du temps… »

Le Sven respira profondément ; l’air tiède de la prairie était chargé de lourdes fragrances sucrées et entêtantes. Il contempla un grand gobe-mouches qui semblait se livrer à un concours de voracité avec un groupe de grenouilles volantes… Les larges feuilles violemment colorées de l’arbuste imitaient à la perfection les corolles des fleurs gorgées de pollen qui parsemaient le champ ; des multitudes d’insectes avides de nectar se précipitaient dans le piège tendu par la plante carnivore, et les faux pétales enduits de suc acide se refermaient sur eux. Tout autour, les petits batraciens bleuâtres bondissaient en écartant les doigts immenses de leurs pattes antérieures, déployant ainsi deux larges palettes membraneuses, et glissaient sur les courants d’air chaud qui montaient du sol, planant au milieu des abeilles de sang aux livrées écarlates, gobant les industrieux insectes dans leur gueule béante…

S’ouvrir… Se décontracter… Jamais Stanley ne s’était senti plus détendu ; l’amour d’Aoni avait empli son corps et son âme d’une absolue sérénité… Auprès d’elle, il avait complètement oublié la quête des cercles d’argent, il avait abandonné cette lutte ardue, opiniâtre, qu’il menait depuis des années ; et il avait retrouvé le goût de sensations oubliées, l’émerveillement devant le spectacle du monde, la joie de l’amitié et de la présence des autres, l’amour… Il songea que le suprême chanteur n’avait pas choisi cet instant au hasard. Alifu Orombo avait senti, comme il l’avait très simplement déclaré, que le Sven était prêt. Même la voix de Stanley avait changé ; elle était devenue plus douce, plus musicale, pleine de chaleur…

Je suis prêt… Je suis enfin prêt…

L’ancien mercenaire essayait de concilier la transe de Issandu et celle de Tekeri, deux états de l’esprit totalement opposés, l’un concentrant l’œil intérieur au centre de l’être, l’autre provoquant l’explosion de tous les sens dans un jaillissement de pseudopodes immatériels avides de vibrations extérieures… Il fallait pourtant réaliser la fusion des deux pour parvenir au Kamunga Nagué, cet éveil du troisième niveau d’existence qui permettait la communication télépathique.

Laisser couler en soi le flux de la vie et du temps…

Peu à peu, toutes les manifestations vitales de la prairie qui environnait Stanley perdirent leur netteté dans son esprit. Il restait une profusion de taches multicolores et mouvantes, des sons indéfinissables mêlés dans un étrange concert, des parfums fondus en une odeur unique, douce et suave, la chaleur du soleil et le contact des herbes qui ne formaient plus qu’une seule caresse, et puis une saveur merveilleuse, inconnue… Tout se transformait lentement en une chose chatoyante, tiède, animée… L’évidence s’imposait à la conscience de Stanley : sa perception habituelle du monde et de la vie, cette perception fragmentée, éclatée, cette perception-là était fausse ; il n’y avait que cette présence agréable, rayonnante, indivise, que les rêves des hommes brisaient en une multitude de manifestations. Le Sven réalisa qu’il venait d’accéder au secret des maîtres kreels…

Son esprit flottait, cotonneux, dans le magma coloré et odorant de la vie. Mais en même temps, il était réceptif, tendu, car Alifu Orombo lui avait promis la révélation d’un grand mystère, arcanes impénétrables des anciennes légendes auxquelles Stanley savait que son destin était lié. La sagacité du vieux chanteur apparaissait désormais très clairement au Sven. Le vieillard avait su éveiller sa curiosité pour faciliter la communication de leurs esprits, choisir le moment opportun et le lieu propice. Stanley n’en doutait plus : le roc noir et lisse de Faya Nubangui n’aurait jamais permis l’illumination qu’il venait de connaître ; mais le foisonnement de vie de cette prairie au cœur de l’été lui avait montré l’unicité de la vie, la multitude lui avait fait comprendre la non-séparation…

Je suis prêt… Maintenant !

Les dernières couleurs irisées, les dernières formes floues, les derniers sons étouffés du bouillonnement qui l’entourait s’estompèrent. Et le Sven entendit avec une invraisemblable netteté la voix chantante d’Alifu Orombo résonner à l’intérieur de son crâne :

Stanley… Stanley…

Alors il n’y eut plus rien, excepté cette lumière pure, éclatante, plus intense que le plus étincelant des astres, mais dont la brillance était douce, agréable ; c’était une lueur, et en même temps un son, un parfum, un contact, une saveur… Deux fois déjà, le Sven l’avait éprouvée, à la fin du chant d’Aoni dans le neuvième lieu et lorsqu’il avait pour la première fois fait l’amour avec elle, mais comme un flash trop bref. En cet instant, la lumière semblait devoir l’éclairer pour l’éternité…

Stanley, nos esprits sont connectés, désormais…

La transe télépathique était une sensation fascinante. L’esprit du Sven était baigné par la clarté et la musique irréelles, mais en même temps, la voix et le visage d’Alifu Orombo submergeaient ses pensées. Parfois, l’image du suprême chanteur s’effaçait pour laisser place à des scènes colorées qui illustraient ses paroles. Le miracle de Oko Yedonka ne pouvait se comparer à rien, ni à un spectacle, ni à un rêve, ni à une hallucination psychédélique… Stanley avait l’impression que le vieil homme déversait le contenu de sa mémoire dans un véritable raz-de-marée mental, et pourtant son message était clair, précis, comme s’il parlait très lentement en articulant avec soin. En fait, toute notion de temps avait disparu de l’esprit du Sven ; la communication paraissait durer des siècles ou être achevée en un éclair ; les informations arrivaient en désordre mais étaient parfaitement compréhensibles. Et le cerveau de Stanley enregistra les révélations du suprême chanteur :

Il y a de cela très longtemps, bien avant que les hommes de la terre des origines ne se lancent à la conquête de l’univers, le peuple des Kreels était déchiré par les guerres… C’était une époque de grands exploits et de hautes prouesses, et les vieux chants en parlent encore.

Mais ces prouesses-là étaient des prouesses de tueurs, et les exploits se payaient de beaucoup de sang… Alors vinrent les Naa-Gundis !

« Sept hommes très différents, que rien ne semblait prédisposer à devenir des prophètes, furent touchés par la grâce de Jaambé et se mirent à parcourir le monde en prêchant l’amour et la foi… Le premier était un roi immensément riche et puissant, un être démoniaque, pervers ; mais il a tout abandonné, ses palais, sa fortune, tout… Il devint mendiant, et il demandait aux hommes de mépriser les biens matériels. Il enseignait à ses frères quelles étaient les véritables richesses. La force qui émanait de sa voix et de son regard était telle que des foules immenses le suivirent et retrouvèrent la croyance en Jaambé, le dieu du grand voyage… Ailleurs, un terrible guerrier, si avide de batailles et de mort qu’on le nommait le fou, brisa son épée et devint lui aussi un prêcheur. Puis ce fut un ermite qui s’éloigna de sa retraite solitaire, et un général célèbre, vainqueur dans plus de cent batailles, vénéré par ses soldats comme seigneur de la guerre, qui délaissa son armée pour supplier les hommes de vivre en paix… Sur un autre continent, un pauvre dément émerveilla les habitants de toutes les villes qu’il traversait par la sagesse de ses discours. Ensuite, ce fut un mercenaire redouté, un meurtrier à gages qui cachait son visage sous une cagoule, appelé dans les anciennes légendes le bourreau, le ninja ; lui aussi apporta aux Kreels la parole de Jaambé… Enfin, le dernier surgit de l’ombre, le pèlerin suprême sur lequel les chants ne disent rien, si ce n’est qu’il rassembla les six autres ; ce fut alors qu’ils devinrent les Naa-Gundis, les sept messies de Jaambé…

« Pendant neuf ans, ils vécurent sur le grand plateau du Limbu, là où se trouve aujourd’hui Faya Nubangui. Ils forgèrent des cercles d’argent qui luisaient d’un éclat inconcevable, irréel. Celui qui avait possédé un empire en portait trois fixés sur sa robe, et il les nomma Minga, Fanayimbé et Akindo. L’ancien fou-guerrier en passa un à son doigt, et il dit : voici Issandu ! L’ermite entoura son cou du plus grand et l’appela Tekeri. Le général qui avait abandonné son armée glissa le sixième cercle de lumière à son poignet, et déclara que ce cercle était Oko Yedonka. Le dément qui était devenu un sage perça son oreille d’un autre anneau ; celui-là était Kotangui. Le tueur repenti fit du huitième un pendentif, et lui choisit pour nom Ugoro. Mais le suprême pèlerin n’arborait aucun cercle, et à ceux de ses disciples qui lui demandaient pourquoi, il répondait que le neuvième cercle ne peut se représenter…

« Des millions de Kreels vinrent au pied du Limbu recevoir l’enseignement des Naa-Gundis ; c‘est ainsi que notre peuple eut connaissance de la première voie, Onda Sambuguzu, et qu’il découvrit le pouvoir des neuf cercles… Nos légendes racontent que la voix des pèlerins chantait comme du métal et que leurs yeux étaient des rubis étincelants. Ils irradiaient l’amour et la sagesse, et la foi saisissait les foules venues les écouter… Puis ils disparurent, aussi mystérieusement qu’ils étaient venus. Leurs disciples les plus proches devinrent les premiers Makanés de notre peuple, et la cité de pierre fut creusée à l’endroit même où, pendant neuf années, ils avaient parlé de la vérité… Après eux, il n’y eut plus jamais de guerre, car toute l’énergie des hommes était consacrée à la recherche de l’harmonie et de la Voie… »

 

Tandis que le message d’Alifu Orombo envahissait son esprit, le Sven continuait à former ses propres pensées, émettant une réponse destinée au vieux chanteur. Et lorsqu’il fut clair que le maître avait capté cette réponse, Stanley ne fut aucunement surpris, car désormais le miracle du lien des âmes lui semblait la chose la plus naturelle du monde…

Je sais que tu connais cette histoire, Stanley… Toutes nos légendes l’évoquent. Maintenant, je vais te révéler ce que je n’ai jamais confié à personne, excepté Aoni, car elle est la première chanteuse de notre peuple et digne de savoir… Les Naa-Gundis ont créé notre civilisation telle qu’elle est, mais ils ont également laissé de nombreuses prophéties… Ils savaient que d’autres hommes vivaient, par-delà l’espace, et ils savaient qu’un jour nous les rencontrerions. Et ils savaient que tu viendrais parmi nous. Ils connaissaient l’avenir, je ne peux plus en douter maintenant que tu es là, maintenant que tu es devenu maître du sixième cercle, toi qui étais un requin… Ils avaient le pouvoir suprême de Ningu Tsonko, celui qui détache l’âme du corps !

« Mais qui les avait initiés ? Personne, Stanley, personne ! Parce qu’ils n’étaient pas de notre essence ; ils étaient différents, comprends-tu ? Leurs corps n’étaient que des corps d’emprunt… Ils n‘étaient pas humains, Stanley ; pas humains ! Personne ici ne peut croire cela, pas même les autres Eyo Makanés… Pourtant, je sais un secret plus extraordinaire encore… Ce sont les légendes qui me l’ont appris, les légendes des autres peuples, car il existe des fragments de vérité répandus dans toute l’humanité.

« As-tu jamais entendu parler de Mandor, le tueur sans visage ? Les contes des Krüses le désignent sous ce nom, mais chez les Uktuhls, il est l’homme à la tête d’argent, et les Sarkoïs, eux, racontent les histoires du bourreau à la figure lisse… Les mythes de tous les peuples portent trace de ses fantastiques aventures, même les légendes kalindos d’avant le temps des sept royaumes de Faber… Et Iriak le fou ? Et le seigneur de la guerre, que les Balroogs appellent Orog-Wul, les Harriks Tas-Aongor, et que l’on connaît aussi chez les Maraquendis, qui ne sont pourtant plus des guerriers depuis bien longtemps, sous le nom de Kuatzocl ? Ils sont vivants, Stanley ! Mais l’âme qui vit en eux n’est pas celle des sept messies de Jaambé… Non, c’est celle qui les habitait avant qu’ils ne soient touchés par la grâce… Il en est un que tu ne peux ignorer, Stanley, et moi j’ai compris à travers certains rapports de notre ambassade à Orus qu’il n’est pas seulement une légende, qu’il existe vraiment ! Hazan Rayek, le roi mystérieux de la cité interdite, est un Naa-Gundi ! Et depuis des millénaires, il accroît sa puissance… »

La lumière qui éclairait Stanley brillait toujours avec la même intensité ; cependant, il ressentait une sensation oppressante, pas vraiment douloureuse mais pénible, sans très bien savoir si cela était dû à son manque d’habitude de la transe télépathique ou à l’énergie, la violence presque, avec laquelle Alifu Orombo émettait ses pensées. Il continuait pourtant à capter très clairement le message…

Lorsqu’ils ont initié notre peuple au mystère des cercles, les pèlerins nous ont révélé lemplacement de cinq lieux sacrés, les Naa-Sakis, et tous les mangas y effectuent un pèlerinage. L’un est Magarth-Sikh, là où nous t’avons recueilli, Stanley. Les autres sont la planète des Harriks, Karanosh et Orus, Orus dont le souverain occulte est Hazan Rayek ! Le cinquième lieu est énigmatique ; d’après les paroles même des Naa-Gundis, il est le néant, il n‘existe nulle part… Je crois que ces lieux sacrés n’ont pas été déterminés au hasard, Stanley. Ce sont cinq points de rendez-vous fixés par les pèlerins ; un rendez-vous avec le futur…

Le Sven sortit de sa transe télépathique complètement épuisé, mais avec le sentiment d’avoir pénétré dans une nouvelle dimension de l’univers et du temps. Et plus que la conscience d’avoir accédé au troisième niveau d’existence, plus que la satisfaction d’être désormais un Sunga Makané, plus que la béatitude que lui avait procurée la splendeur qui avait illuminé son esprit, c’était la dernière pensée que lui avait transmise Alifu Orombo qui faisait vibrer chaque fibre de son être d’une force étrange, cette pensée sibylline, prophétie des Naa-Gundis à laquelle il pressentait que tout son destin était rattaché, cette pensée qui marquerait à jamais sa mémoire :

A la neuvième époque du monde renaîtra dans le neuvième lieu de la cité bâtie en neuf siècles celui qui par la neuvième épée vaincra les huit autres, verra neuf fois la lumière de Jaambé et rassemblera les neuf lumières d’argent, celui qui dans la neuvième ville de la neuvième planète atteindra enfin le neuvième cercle…